A la recherche du talent perdu

« Nous avons pour soutien des paroles

dites il y a longtemps

redites toujours et encore,

tremblant d’en rien changer.

Est-là tout ? »

(extrait de Sources et Mains, poème de Karol Wojtyla)

Cette question posée par le futur Jean Paul II m’habite et me guide depuis fort longtemps.

C’est pourquoi, à la demande de Sylvie Tamarelle et d’Yves Millou, dans le cadre de l’INSR (Institut Normand des Sciences Religieuses), en ce dernier trimestre de l’année 2022,  j’ai animé un atelier d’écriture en trois séances – à raison d’une par mois – dont l’objectif était d’écrire une parabole à partir de cette phrase : « La gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruits ».

Comme cela semble simple, a priori ! Les participant(e)s sont nourries de paraboles comme d’autant de fruits de l’Évangile et, justement, nous partons de  l’expérience concrète du fruit, de son mystère, lors de la première séance qui a lieu en octobre, en nous laissant inspirer par de grosses noix comme il en tombe dans les vergers du pays de Bray à cette époque de l’année : se délier la main et l’esprit en jouant avec les mots qu’inspire la notion de fruit, comme celle de gloire : le noyer se glorifie-t-il de ses fruits qu’il lâche à profusion, dispersant ses dons sans rien demander en échange ?..  Puis écrire en observant la surface dure et ridée de ce fruit dont la coque abrite la chair, se mettre à son écoute, l’épier, se glisser dans la peau du premier homme le découvrant sans savoir ce qu’il recèle… Les textes des écrivant(e)s tombent comme des fruits aussi variés que ceux qui se détachent des arbres, des fruits cocasses, des fruits émouvants, des lisses et des rugueux, des fruits qui s’offrent et d’autres qu’il faudrait peler ou laisser mûrir… Et, bien sûr, le moment attendu arrive enfin, celui où l’on casse la coquille des noix, où l’on découvre les cerneaux (l’origine de ce mot venant de la ressemblance de la noix avec le cerveau) – dans leur perfection qui attise les papilles à cette heure où nous pourrions être en train de dîner, ou dans leur pourrissement qui appelle la déception à laquelle nul n’échappe un jour ou l’autre !

La deuxième séance est en partie occupée par la lecture des textes issus de la première : partage des fruits de chaque participant, plaisir de l’écoute et de la découverte du talent plus ou moins caché qui se niche en tout homme. Notre société imbue de références littéraires, de jugements catégoriques sur le droit à s’autoriser au sens propre – à se faire auteur et acteur de sa vie plutôt que spectateur radoteur et consommateur déçu – ,  plus la modestie prônée par l’éducation catholique traditionnelle, n’ aident pas à se faire confiance, à fouiller en soi-même jusqu’au plus profond de ses racines, pour produire du fruit comme le fait spontanément l’arbre. Or, Jésus affirme : ‘La gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruits.’ ou, ailleurs : ‘Je vous ai donné cinq talents…’ Ce disant, il nous autorise avec autorité à poursuivre. Et nous poursuivons notre travail d’écriture en nous attachant au mot : ‘Père’ qui ne nous avait pas retenus lors de la première séance. Inutile de dire qu’il inspire des textes riches, émouvants, variés… Plongée au cœur du Mystère de la Vie…

Et nous nous retrouvons à la veille de Noël pour produire la parabole que chacun porte en lui après les deux ateliers précédents. Et là, il s’agit d’un travail difficile, bien en relation avec la fête de la Nativité : n’est-il pas dit que nous accoucherons dans la douleur du fruit de nos entrailles ? En effet, il faut commencer par bien définir le message que l’on veut faire passer, en faire une cible très précise, bien circonscrite, avant d’écrire un texte imagé et efficace, accessible à tous, pour le faire passer. Alors, c’est comme un fable de La Fontaine ? – me dit-on. Même s’il y a des points communs entre les deux genres, il y a une énorme différence : c’est que Jésus n’est ni un moraliste, ni un littérateur ; il propose un texte ouvert, sans morale explicite ; un texte dépouillé d’ornements, dans lequel les personnages sont des types sans psychologie, comme des miroirs tendus à chaque auditeur : deux mille ans plus tard, il y a toujours des fils prodigues et des vierges folles. Jésus est un inspiré-inspirateur dont le souffle nous parvient, filtré, épuré, renouvelé…

Et voilà les belles plumes nourries de poésie, amoureuses de littérature, soudain déroutées et démunies devant la contrainte d’élaguer la première version de leur parabole ! Des soupirs, mais aussi des fous-rires fusent pendant cette séance qui fait de chacun(e) un santon venant déposer l’essentiel au pied de la crèche… Le rire surgit, clair et enfantin, lorsque l’on découvre combien on a du mal à faire simple quand on peut faire compliqué ! Le rire surgit lorsque l’on déshabille le joli texte de ses atours superflus pour laisser surgir la parole nue comme le Nouveau-Né dont on célébrera bientôt la venue ! Bonheur de se mettre à l’écoute du coeur de soi-même et des autres dans leur vérité, même lorsqu’elle est dur comme un noyau de pêche…

On pense à ce vers de François Cheng :

« Mais c’est là notre propre voix que nous entendons,

Notre voix, seul remède, seul secours,

Qu’envers et contre tout nous faisons entendre

Sous peine de mourir d’être si seuls dans l’univers ! »

Je revois la première séance avec le moment où les cerneaux de noix, coquilles brisées, s’offraient sans pudeur dans leur splendeur appétissante ou dans leur horreur répugnante, rongée de vers… Je me demande si le talent perdu n’est pas celui de la simplicité et j’entends le même François Cheng murmurer avec une infinie délicatesse :

« Qui dira notre nuit, sinon nous-mêmes ? »

Pour finir, je vous livre, avec l’autorisation de leurs autrices et auteur, quelques-uns des fruits de cet atelier en trois actes. Je les remercie profondément pour leur confiance. Peut-être donneront-ils envie à quelques lecteurs de venir se joindre à cette troupe pour poursuivre l’aventure selon le même processus ? Pour plus de renseignements, n’hésitez pas à me contacter au 0672565979 ou à l’adresse : adeline.gouarne@free.fr

Voici maintenant un florilège de l’atelier, textes et commentaires des participant(e)s,  dont je préserve l’anonymat pour plus de simplicité :

– « Oui, c’est bien vrai ! beaucoup de rires à la hauteur de la difficulté de l’exercice !

Voilà donc « ma parabole » qui ne ressemble en rien à ce que je voulais écrire ! Je me laisse donc surprendre mais ne suis pas satisfaite du résultat ! »

– Les premières séances ont été très amusantes et nous avons pu nous surprendre dans une écriture débridée grâce aux propositions d’écriture que tu nous as offertes autour de la phrase excellemment choisie : « La gloire de mon père est que vous portiez du fruit »

– Je crois que, peu à peu, nous repérions quelque chose d’essentiel qui se dégageait de nos textes ou à partir de ceux des autres. La transition vers la parabole m’a paru rapide. J’aurais aimé travailler à partir des découvertes des premières séances qui, sous forme plus au moins allégorique, nous révélaient des trésors cachés.

– Or, j’ai eu l’impression d’inventer à la hâte, une historiette (parabole ?) sans vraiment beaucoup de lien, même si j’ai trouvé intéressant ce travail d’élagage ! Je ne demande pas mieux de continuer à me faire surprendre dans l’écriture et l’expression de l’essentiel.

                                                         Parabole

Un agriculteur prospère était acculé. Il ne pourrait rembourser ses emprunts. Il allait vivre la déchéance, lui qui avait été admiré de tous.

C’était décidé il partirait se cacher. Il avait trop honte. Dormant dehors, et sans se laver pendant quelques jours, il prit l’allure d’un SDF.

L’un d’eux vint lui indiquer les bonnes planques, les adresses où manger gratis. Il commença à faire partie de leur communauté. Il goûta leur amitié. Allez !  Il allait tous venir l’aider.

La vie revenait plus forte !

Parabole

La chienne avait les yeux mi-clos mais elle était en éveil. Cependant, pas un des gestes de sa maîtresse n’échappait à son observation. Un infime mouvement, qu’aucun témoin n’eût remarqué, lui fit comprendre que c’était l’heure de la sortie. Aussitôt, elle bondit sur ses pattes, allongea le cou pour recevoir son harnais, s’étira et sauta de plaisir. Où qu’elle aille, c’était toujours fête de suivre sa maîtresse. Puissent les hommes tirer un enseignement de ce que l’animal sait d’instinct : suivre un bon maître, se faire disciple, est un bonheur certain.

Merci de nous avoir poussés dans nos retranchements… Que c’est difficile d’être simple et concis et de se concentrer sur l’essentiel, sans fioritures… La crainte de perdre toute poésie et découvrir finalement une autre forme poétique dans l’essence de ces paraboles…

La parabole des deux frères

Deux frères connaissaient des relations tendues : l’aîné était depuis son plus jeune âge aimé de tous par sa gentillesse et sa simplicité. Le second, quant à lui, avait fait de grandes études et espérait ainsi être reconnu.

Après une dispute, leur mère les envoya marcher ensemble. Ils évoluaient au fil de l’eau : L’aîné, souriant, marchait tranquillement, s’arrêtant de temps à autre. Le cadet, quelques mètres devant lui, semblait dans ses pensées et avançait d’un pas plus vif.

Au bout d’une heure, ils rentrèrent. Leur mère leur demanda ce qu’ils avaient vécu lors de leur promenade. L’aîné raconta l’odeur du soir qui tombe, les feuilles qui frémissent, la fraîcheur douce de l’air, les empreintes de son frère dans lesquelles il avait posé ses pas, et le rythme harmonieux de leurs souffles croisés. Le plus jeune resta silencieux un long moment, puis, les yeux brillants, il serra fort son grand frère contre lui.           Enfin !

Pour ma part, du fait de la nouveauté des exercices proposés je suis passée par des phases successives :
Première phase inconfortable : déroutée initialement par le jeu sur les mots de la phrase évangélique retenue « la gloire de mon père c’est que vous portiez beaucoup de fruit », destabilisée avec l’impression de ne pas savoir faire ( et donc pas très fructifère). J’ai goûté ensuite la saveur délicieuse de l’écriture qui s’invente et se déroule sur le papier, où l’association étonnante de mots rendait une atmosphère à la fois dense et poétique aux textes rédigés ( sans avoir le temps de la retouche) -tout en exprimant des aspirations profondes. À la fois gourmandise dans le partage avec les autres participants et fierté personnelle. Joie presque enfantine de la réussite ! La dernière séance , avec la rédaction finale d’une parabole, a été comme le passage de la Bérésina ! Déception avec à nouveau une impression d’échec qui déstabilise, voire d’engloutissement. Avec une idée maîtresse que je n’arrivais pas à transformer en une histoire simple et dépouillée : sensation d’ailes cassées ( qui était l’humeur du moment sur laquelle je voulais m’appuyer ), qui disparaît en étant témoin de la puissance de la vie, (le message que j’avais sans doute besoin d’entendre!) Bref, un accouchement douloureux sur la page restée blanche un bon moment, loin de la douceur de la créativité de belles phrases avec des détails enrichissants… Mais tu n’as pas lâché la consigne d’épurer les textes! Heureusement le partage en commun de notre désarroi a occasionné de bons éclats de rire car on voyait si bien chez les autres les incapacités à simplifier ! Tiens, comme dans la parabole de la paille et de la poutre! En fin de séance ce que j’avais produit ne m’inspirait plus aucune « gloire »! Loin des rêves que je commençais à imaginer… Un bel exercice d’humilité finalement qui est rentré en résonance, après coup, avec la relecture que tu nous proposes de cette démarche . Simplicité dans cette société sophistiquée. Dépouillement qui s’accorde avec le Dénuement du Christ dans la crèche. Prête pour une nouvelle aventure !

Parabole

L’homme se tient près de la rivière tumultueuse.
Il vient d’être licencié.
Étreint, Il sent l’eau sombre, l’appeler.
Soudain, un cri !
Un canoë vient de se retourner.
Deux gilets lumineux font le yo-yo entre surface et profondeur, le visage de deux jeunes adolescents se profile par instants, crispés ,ils se battent pour la vie.
Accrochés à leur pagaie, ils s’échouent finalement sur la rive.
L’homme sur l’autre bord les regarde.
Soudain il respire puis s’éloigne.


Parabole

Un saltimbanque amuse les passants. Arrive un couple très affairé. Chargés de sacs, ils se soucient de la fête qu’ils préparent et veulent parfaite. Depuis des heures, ils font les courses. Ils sont épuisés et agacés. Le saltimbanque surgit devant eux : « Souriez, braves gens, c’est jour de fête ! Joie, bonheur, sourire sont essentiels ! Souriez, braves gens ! » Le couple s’arrête. Déjà, le saltimbanque est loin. « Viens, on va se prendre un chocolat chaud ! » Les voilà partis. Sur le trottoir, sept-huit sacs pleins sont abandonnés.

Parabole

« Le royaume de Dieu » ressemble à trois garçons qui se promenaient un soir au bord d’une rivière, désœuvrés et pleins de rêves. Ils passent sous un bosquet de noyers et ramassent quelques fruits tombés à terre. Ils ouvrent les noix et mangent ce qu’elles contiennent. L’un des garçons ouvre une noix qui pour lui semble abîmée, et il la jette dans la rivière, où elle s’en va à vau-l’eau, entraînée par le courant. Lors d’un tournant de la rivière encombré par des herbes, la coque de noix est stoppée et, petit à petit, germe et prend racine. Quelques années plus tard, c’est un bel arbre qui prête ses branches aux oiseaux et aux promeneurs. Le garçon qui avait jeté la noix autrefois vint, un chaud jour d’été, à repasser par-là, et, arrivé sous les branches du noyer, s’y arrête pour contempler la rivière. « Ah, que j’aimerais m’en aller au loin, vers l’océan et les îles », se disait-il en regardant l’eau s’écouler à ses pieds. Et il se figurait porté par un vaisseau descendant les fleuves, atteignant la mer et voguant vers l’inconnu. Cependant le noyer étendait sur lui ses branches et lui proposait ses racines pour s’asseoir. Ce qu’il fit, et, s’allongeant, il s’endormit dans sa fraîcheur.

 

Parabole en forme de cantique

De ma ramure, je joue de mes marbrures

Jouant, elles se lient, elles balancent :

Est-ce vent ? Est-ce joie ?

Je m’amuse de la sève inondante.

J’invente des rires fleurissants.

En chaque fruit, je jubile en cantiques exultants 

De mes racines radiculisantes ? Quel travail !

Elles cherchent, se chamaillent: chacune pour soi !

Elles convoitent en sournoise et tenace lenteur ;

elles convoitent – dis-je – sans groin pour s’excuser….

Elles fouillent dans la fange, et enlisent en ce putride humus

leur opiniâtreté :

Gloire de capter un peu de ce fumier …

Mais quoi … ?

Quelle sont cette croissance,  ces rondes successives qui m’élargissent un peu et me poussent en le ciel ?

Mais oui

Merveille !

À force de patience, à se terrer ainsi,  la boue décroche enfin de sa fange la force d’un pur don…

Goutte…

Une perle luit, qui doit œuvrer encore pour se confondre à ce suc inconnu.

Voilà que je craquelle et laisse ce bourgeon surprendre le soleil,

Il explose en diamant, sept arêtes explosantes offertes en ma ramure.

Ce florilège illustre bien, me semble-t-il, cette vérité selon laquelle plus on est relié aux autres, plus on est soi-même. Bravo pour ce beau travail en commun !

Adeline Gouarné

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