Itinéraire d’un chrétien gâté

Interview réalisé par le Bulletin Théologique

BT : Gérard, vous avez fait partie de la première promotion du CTU, ça s’est passé comment cette décision ? Quel était votre état d’esprit ? Quels souvenirs conservez-vous de votre vie d’étudiant ?

C’est un peu l’itinéraire d’un enfant gâté, ou d’un chrétien gâté, si vous préférez. A l’époque, les formations en théologie pour laïcs ne couraient pas les rues, il fallait voir du côté de Strasbourg, ou de l’Institut Catholique de Paris, dans le meilleur des cas, avec toutes les difficultés de transport que l’on peut imaginer ! C’est dire que l’initiative de l’évêque de Rouen, le père Duval,  tombait à point. Je crois qu’elle était pionnière en France. Imaginez : suivre des cours de Théologie –le mot faisait peur et fascinait tout à la fois-, à Rouen…le rêve quoi, bon, enfin, pour ceux que ça intéressait, évidemment…mais, en fin de compte, beaucoup plus que je n’imaginais. J’avais passé le cap de la cinquantaine, et les questions qui nous habitent tous à l’adolescence, et que l’on met sous le boisseau dès que l’on travaille : fonder une famille, réussir dans la vie, etc. refaisaient surface. Évidemment !

BT : par exemple ?

Je vous répondrai par une pirouette, en vous renvoyant à l’excellent ouvrage de Lucien Jerphagnon que vous connaissez sûrement « De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles », c’est paru au Livre de Poche, ce n’est pas cher…Bref, les questions que l’on se pose tous, un jour ou l’autre ! Le titre m’avait plu, le contenu…je vous laisse la chance de le découvrir si ce n’est pas déjà fait ! Mais l’ouvrage résume bien mon état d’esprit d’alors et certainement celui de bon nombre d’entre nous.

BT : Le fameux passage de la cinquantaine, c’est ça ? Un peu convenu comme réponse, non ?

Je note une pointe d’ironie dans votre propos (rires), que je ne relèverai pas (rires), bon, c’est vrai tout ça, ça fait un peu littérature, mais ça s’est passé comme ça…Un sentiment d’urgence s’installait, je ne dirai pas un mal-être, ce serait trop fort, j’avais le sentiment diffus d’aborder une plage décisive de ma vie, une mi-temps importante…Laissez-moi vous exposer un instant ma théorie des trois mi-temps de la vie – c’est…

BT : Trois mi-temps ? D’ordinaire, c’est deux, non ?…

…décisif pour la suite du propos (rires). Si l’on veut bien admettre que la première mi-temps de notre existence est consacrée à la reproduction de l’espèce, les études, le mariage, etc. Si l’on veut bien souscrire à l’idée que la seconde mi-temps nous trouve occupés à reproduire, ou produire dans le meilleur des cas, pour la société, c’est-à-dire : travailler, épargner, s’engager etc. Alors, si l’on y arrive, si Dieu nous prête vie (rires), la troisième mi-temps est celle où l’on peut se produire soi-même, accoucher enfin de soi, bref, essayer d’achever cet être en devenir que mes parents avaient mis au monde. Je devais découvrir, au cours de mes études, que saint Paul avaient écrit des pages magnifiques sur ce sujet, sur cette métamorphose à laquelle nous appelle l’Evangile… mais à l’époque je ne savais pas mettre des mots sur ce sentiment diffus de recherche de sens, en fin de compte ! Voilà pourquoi il existe trois mi-temps dans la vie, d’accord ? (rires) Pour être tout à fait complet sur mon état d’esprit de l’époque, et répondre à votre question, je dois vous dire qu’une mauvaise lecture de Pascal m’avait mis dans un profond état de sidération et de désarroi, qui a duré quelques années quand même…

BT : intrigant, vous pouvez développer, en quelques mots…si c’est possible ?

Je vais faire de mon mieux… Il ne s’agit pas de l’argument du fameux Pari, mais c’est lorsque Pascal nous demande de nous agenouiller et de prier …vous vous souvenez ? Une forme d’abêtissement en somme nous était demandée ? Mais alors, quid du rôle de l’intelligence que Dieu nous a donnée ? Pourquoi devais-je m’en dessaisir dans un acte de croyance que ma raison ne pouvait justifier ? Autrement dit, Dieu me donnait l’intelligence, la raison, et je devais aussitôt m’en dessaisir pour le comprendre ? Quelle absurdité ! Quel paradoxe ! C’était incompréhensible, comment un penseur aussi éminent avait-il pu ainsi abdiquer ? J’étais tétanisé. Comment comprendre la conversion de l’intelligence chez Pascal, mieux, comment comprendre l’intelligence de cette conversion ?

Au fond, mes études de théologie n’ont été que la recherche d’une réponse à cette question. J’ai compris, par la suite, que chercher l’intelligence de la conversion c’était, chemin faisant, une conversion de l’intelligence qui ainsi se réalisait… J’ai mis du temps à comprendre la réponse amusée, mais légèrement agacée, que me faisait notre cher et regretté professeur, Marcel Neusch, lorsque je l’assaillais de questions, « faites donc le travail, Gérard, faites le donc, faites-le.. » avec son inimitable accent de l’Est…nous l’aimions tous. Faire le travail se dit bien de quelqu’un qui accouche, non ? Au-delà de son conseil pédagogique de « bosser », se cachait en réalité une communication d’un autre ordre, qui portait, non pas sur le savoir à acquérir, mais bien sur l’être en devenir, c’était du saint Paul et il m’a fallu du temps pour le comprendre…

BT : orare et laborare ?

C’est ça. Rien de nouveau sous le soleil, mais un certain sentiment de réconfort de savoir que la route que nous empruntons a été suivie par d’autres. J’ai aussi découvert, par la suite, que les paradoxes de l’Évangile ne sont pas nécessairement handicapants ; les Pères de l’Église s’y étaient affrontés, des réponses existaient, mais nous sortons vraiment là du sujet. C’est une autre histoire.

BT : Votre vie d’étudiant était-elle difficile sur le plan matériel ?durée des études etc.

Le CTU se mettait en place et on essuyait forcément les plâtres, mais l’ambiance était excellente. Je fus frappé par la très grande diversité de la population, de la bonne sœur au cadre d’entreprise, en passant par le cortège habituel d’enseignants. Une majorité de femmes ; moyenne d’âge des participants assez élevée. Nos professeurs étaient tous détachés de Paris, avec promesse pour Rouen de former ensuite ses propres cadres. Je voudrais insister sur l’originalité du cursus qui érigeait en porte d’entrée à toute étude de théologie l’étude de la philosophie. J’étais rassuré. Un système qui disposait l’antisystème au cœur de son dispositif ne me prenait pas pour un demeuré et n’essayait pas de m’endoctriner, je pouvais faire confiance. Donc, allons-y ! Quant aux conditions matérielles, durées des études et tout ça, on était prévenu, donc on s’y attendait. Reconnaissons cependant que le cursus était exigeant et nécessitait une implication personnelle forte et du temps, d’où résultait la nécessité d’avoir un couple soudé, solide, capable de soutenir cet engagement.

BT : Est-ce que votre vision de l’Église ou votre conception de la foi a évolué pendant ou suite à vos études ?

Il me semble que c’est le but du parcours. On ne sort pas indemne de plusieurs années d’études de théologie. Bien sûr que l’on est moins ignorant à la fin de ces études ! Je crois que l’on acquiert une conscience aigüe de l’inouï du message du Christ et de l’existence improbable de l’Église, c’est évident. On est aussi sensible au risque (?) pris par l’Église de former les chrétiens, mais est-ce vraiment un risque ? Pierre ne nous a-t-il pas enseigné qu’il fallait rendre compte de notre foi dans ce monde, et donc forcément être formé, non ? Alors l’Église fait ce qui lui a été demandé. Et c’est bien. Elle n’existe pas pour défendre l’intérêt de ses clercs, ça c’est ce que François dénonce comme étant du cléricalisme, mais bien pour répandre la Parole et annoncer le Royaume. Former dans cette intention le chrétien lambda est plus que nécessaire me semble-t-il. Surtout dans cette période d’indifférence au message du Christ en Europe et de concurrence d’autres religions…C’est l’indifférence, le grand danger, pas l’athéisme. Quand à cette question  disputée sur le pouvoir dans l’Église, je renvoie au lavement des pieds pour une explication de texte.

Ma foi a-t-elle changée ? C’est une vaste question ! Je peux dire qu’elle a trouvé des bases théologiques suffisamment solides pour m’aider à comprendre ce que Pascal a voulu dire et en rendre compte. Je peux à présent m’agenouiller en étant conscient, pleinement, de ce que je fais ; je sais que ça fait un peu prétentieux, dit comme cela, comme si jamais on épuisait le mystère du Christ et de la foi ! Mais ces études m’ont donné les outils conceptuels pour penser ces choses et me mettre au clair avec elles. Quant à la foi, j’aime citer un ami qui me disait douter sur le cours terme, mais pas sur le long terme…alors, oui, je crois que cette formule m’irait bien. J’ai le sentiment d’être passé de l’intelligence de la conversion à la conversion de l’intelligence, en ruminant au cours de ces années d’étude, ce qui, vous en conviendrez est bien normal en Normandie…

BT : on va conclure notre interview, mais une dernière question : vous a-t-on confié une mission en rapport avec vos études et laquelle ?

Après avoir achevé mes études à Rouen, j’ai fait partie de ceux qui poursuivirent leurs études à l’Institut Catholique de Paris ; J’y ai passé un Master 1, i.e., le baccalauréat canonique. Grande découverte que la Catho de Paris, un milieu intellectuel d’exception, tant par la qualité des enseignants que des étudiants ! Ensuite le père Philippe Maheut m’a demandé de me spécialiser une année de plus en théologie morale, sous la houlette de Philippe Bordeyne qui dirigeait cette unité, ce que j’ai fait. Je crois qu’il avait en tête de créer un vivier local d’enseignants. J’ai donc accompli un Master 2. Est-ce que cela m’a servi ? Pour mon enrichissement personnel, évidemment. Relativement peu pour l’institution où je suis intervenu occasionnellement dans l’enseignement, mais beaucoup plus en Formation Permanente où j’ai, et j’anime toujours avec d’autres collègues, un atelier théologique, devenu thomiste récemment. C’est passionnant et j’y compte désormais des amis d’une rare qualité. Vous savez, ces gens-là, qui prennent le temps le soir de se former, après le boulot,… c’est là le fleuve souterrain qui alimente l’Église, c’est la foi de Péguy, Claudel, Bernanos, Maritain qui les anime. Ce sont de belles personnes…, decent human beings, comme disent les anglo-saxons.

Mon regret est que l’Église n’ait pas utilisé suffisamment nos acquis théologiques pour l’aider dans sa mission. C’est un sentiment de frustration que nombre d’entre nous ressentons encore. A quoi bon se former si ce n’était pour l’aider modestement dans sa mission ? C’est bien ce qu’avait souhaité Vatican II nous semblait-il, non ? Certains ont peut-être craint une prise de pouvoir, et nous ont renvoyés au bénéfice qu’à titre personnel nous avions tiré de cette formation, ce qui est vrai, mais notre ambition était de servir, et je crains que cela n’a pas été vu, et c’est dommage. On a perdu un temps précieux. A ce titre, il faut saluer la création de l’École des Disciples Missionnaires, par notre évêque, dans le droit fil de la pensée du pape François. C’est la même philosophie qui consiste à voir des laïcs formés comme une ressource et non point comme une menace. Je crois que les nuages qui ne cessent de s’amonceler sur l’Église, c’est-à-dire nous, le Peuple de Dieu,- peut-être demain un reste ?- rebattent la donne, on est en train de changer d’époque. Mais l’on sait l’importance du reste dans la Bible, n’est-ce pas ? Donc, pour vous répondre, on m’a confié cette mission d’enseigner, et j’en suis heureux mais j’aurais pu servir davantage, comme bien d’autres d’ailleurs. L’histoire de l’Église nous enseigne que Dieu a toujours suscité, aux époques critiques, les pasteurs et les laïcs capables d’aider à franchir le gué. Mais on va avancer en eau vraiment profonde…je le crains.

Gérard VARGAS

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